LA POLéMIQUE ENFLE SUR LES éOLIENNES QUI MENACENT LES OISEAUX

Après la découverte fortuite de 69 cadavres de volatiles dans le parc éolien du Gothard, un biologiste mène l’enquête, mais l'exploitant s'y oppose.

Lorsque Stefan Werner arrive au col du Gothard, il y a encore de la neige de l'hiver dernier. Le biologiste de la Station ornithologique suisse, fondation d’utilité publique pour l’étude et la protection des oiseaux, s'est déplacé pour effectuer une cartographie des individus nicheurs dans la région, un travail de routine. C'est alors qu’il s’interroge en apercevant quelque chose dans la neige, juste sous une éolienne.

Il veut en savoir plus. C'est un oiseau. Il trouve ensuite 68 autres animaux morts sous une installation, 69 cadavres d'oiseaux au total. C'était il y a trois ans, en juin 2021. Il affirme aujourd'hui «avoir été frappé par le nombre de corps sans vie trouvés par pur hasard».

L’expert est fasciné par les oiseaux. Enfant déjà, il courait après eux dans sa région natale du lac de Constance. Plus tard, il a fait de sa passion son métier. C'est ainsi qu'il se rend régulièrement dans des coins reculés de Suisse. Comme au Gothard.

C'est là que se trouve depuis l'automne 2020 un parc éolien du fournisseur d'énergie Azienda Elettrica Ticinese (AET), propriété du canton du Tessin. Les mâts mesurent 98 mètres de haut et les pales du rotor ont une envergure de 92 mètres. Les cinq installations fournissent de l'électricité pour 4000 à 5000 ménages et constituent l'un des premiers grands parcs éoliens alpins.

La Station ornithologique suisse a immédiatement signalé la découverte au canton du Tessin, à la Confédération et à AET, qui a évoqué le cas dans sa revue interne «Avinews» il y a un an, sans toutefois citer nommément le parc éolien ni en informer les médias. C'est par voie détournée que nous avons eu vent de l’affaire. L'Office de la protection de l'environnement du Land de Brandebourg gère une banque de données sur les victimes de collisions, et la Station ornithologique a décidé de mettre la découverte à la disposition de la science.

Les oiseaux migrateurs, les principales victimes

Le thème est d’actualité. Le 9 juin, la population suisse se prononcera sur la loi fédérale relative à un approvisionnement en électricité sûr reposant sur des énergies renouvelables. Le ministre de l'Énergie, Albert Rösti, table sur 200 éoliennes d'ici à 2035, tandis que les opposants parlent de bien plus. Le conseiller fédéral ne veut pas s'exprimer sur la votation. En tant que scientifique, il défend toutefois une position claire. «Nous devons nous pencher sérieusement sur les conséquences de l'utilisation de l'énergie éolienne pour les oiseaux.»

Retour sur le Gothard. Le biologiste ramasse les restes des animaux, corps, têtes, plumes. Ce sont principalement des oiseaux migrateurs, dont des espèces menacées ou potentiellement en danger comme la pie-grièche écorcheur, le pouillot fitis et la bergeronnette printanière. Ils arrivent d'Afrique à la fin du printemps dans les zones de nidification. La Station ornithologique part donc du principe que les animaux ont été victimes de l'installation dans une période d'environ quatre à six semaines, c'est-à-dire en mai et juin 2021.

Plus tard, un spécialiste du Musée d’histoire naturelle de Berlin examine quelques restes de plumes qui ne peuvent être attribués à aucune des victimes de la collision. Le bilan final de la découverte est de 86 oiseaux morts. Il est possible qu'il y en ait eu davantage. Stefan Werner n'a trouvé des cadavres que sur la neige, c'est-à-dire là où ils étaient facilement visibles. Mais les deux tiers de la zone avaient déjà été déblayés.

Ce ne sont que des estimations

La Suisse compte actuellement une cinquantaine de grandes éoliennes. On ne sait pas combien d'oiseaux meurent chaque année à cause d'elles. Suisse Eole, association qui milite en faveur de la promotion et du développement de l’éolien en Suisse, estime ce nombre à 400 animaux par an, la Confédération à 1000, soit 20 par installation.

Ce chiffre souvent cité provient d’une étude réalisée en 2016 par la station ornithologique du parc éolien du Peuchapatte dans le Jura. À l'époque, la Confédération écrivait encore que le résultat de 20 oiseaux par installation n'était pas représentatif pour les Alpes ou le Plateau. Elle extrapole cependant ce bilan à l'ensemble de la Suisse.

La migration annuelle des oiseaux a lieu pratiquement dans toute la Suisse, mais dans l'espace alpin, les oiseaux sont fortement canalisés et passent par les passages où l'altitude est la plus faible, c’est-à-dire dans des cols, comme le Gothard. Ce massif montagneux est connu pour sa météo capricieuse. Est-ce que cela a été fatal aux oiseaux? Les raisons de la mort de nombreux volatiles restent inconnues.

Y a-t-il un lien avec AET? Deux jours après cette macabre découverte, le 17 juin 2021, la Station ornithologique en a informé le fournisseur d'énergie et lui a soumis une offre pour un monitoring systématique des victimes de collisions. Affaire classée sans suite. AET n’a pas souhaité s’exprimer sur le sujet. «Nous avons toutefois eu l'impression que le fournisseur d’énergie prenait le problème au sérieux», explique le scientifique.

Un système d'arrêt automatique «mal calibré»

AET a décidé de collaborer avec les autorités cantonales tessinoises ainsi qu'avec un biologiste tessinois. Entre l'automne 2021 et l'automne 2023, il y a eu au total 73 patrouilles pendant les saisons des oiseaux migrateurs entre mars et juin et entre août et novembre. En février dernier, le fournisseur a présenté les résultats provisoires de l'étude. Dix collisions ont lieu par an et par éolienne, soit un total de 50 pour les cinq installations. Il s'agit d'un «petit nombre» qui correspond à la limite supérieure prévue. AET prévoit de publier les résultats définitifs au cours du second semestre de l'année.

L’approvisionneur en électricité ne s'exprime pas sur la découverte du Gothard. Celle-ci a eu lieu avant le début de l’étude, explique un porte-parole. «Nous ne disposons pas des données nécessaires.» Il souligne toutefois que le système d'arrêt automatique du parc éolien n'était pas encore bien calibré au début de l'été 2021.

Le parc éolien dispose d'un radar anticollision qui, selon AET, est capable de détecter les nuées d'oiseaux migrateurs et d'arrêter les éoliennes en cas de passage. AET tire un bilan positif. L'expérience acquise au cours des deux premières années d'exploitation a permis d'améliorer le système, «avec des résultats déjà très satisfaisants». En 2023, les cinq turbines ont été stoppées en moyenne 130 heures chacune en raison d'essaims d'oiseaux migrateurs, et ce pour une durée de fonctionnement d'environ 8000 heures pour chacune d’elles.

Les chiffres sont-ils crédibles? Non, estime Elias Vogt, président de l'association Paysage Libre Suisse. Selon lui, le fait que AET ne publie les résultats définitifs de l'enquête qu'après la votation du 9 juin en dit long. En tant que grand opposant aux éoliennes, il lutte contre la loi sur l'électricité.

D’après lui, le parc éolien n'aurait jamais dû être autorisé. Les problèmes liés à la protection des oiseaux sont bien plus importants que ne le prétendent les promoteurs. Le fait que la Station ornithologique ou AET n'aient pas communiqué cette «découverte choquante» au grand public est un scandale. La pression politique sur les protecteurs des oiseaux est manifestement extrême.

La Station ornithologique répond qu'elle est une fondation indépendante dont le but est d'étudier et de protéger les oiseaux de manière scientifique. Stefan Werner ne commente pas le nombre total de victimes. Concernant sa propre découverte, il déclare qu’il est «extrêmement difficile d’analyser correctement un événement isolé de ce type sur le plan scientifique». Et c'est justement pour cette raison que la Station ornithologique aurait souhaité participer à la poursuite des investigations.

Le lobby éolien relativise les chiffres

Le nombre de victimes en Suisse est-il systématiquement sous-estimé? Et qu'en sera-t-il si la Suisse compte à l'avenir non pas 50, mais 200 éoliennes? Le lobby de l'énergie éolienne calcule que les chats, les vitres et le trafic tuent bien plus d'oiseaux. Les estimations de la Confédération vont de 13 à 36 millions d'oiseaux tués par an. «Le plus grand danger pour nos oiseaux indigènes reste le changement climatique», affirme Priska Wismer-Felder, conseillère nationale du centre et vice-présidente de Suisse Eole. «En revanche, la menace que représentent les éoliennes est minime.»

Stefan Werner estime que de telles comparaisons sont trop simples. Le nombre de victimes de collisions n'est pas la seule conséquence dramatique à l’installation de ces moulins à vent. «En particulier pour les oiseaux à longue durée de vie et à faible taux de reproduction, quelques morts de plus par an peuvent suffire à faire disparaître des espèces dans une région précise.» Il cite notamment le gypaète barbu, le grand-duc d'Europe et le milan royal.

Un autre risque pour les oiseaux est la destruction de l'habitat par les parcs éoliens si le site n'est pas choisi avec soin, explique-t-il. Cela ne se traduit pas que par la mort d’animaux. «Les habitats ainsi dévalorisés empêchent les oiseaux de s'installer et de se reproduire.» Selon lui, une discussion portant sur de simples chiffres n'est donc pas pertinente.

Mieux protéger les oiseaux

Le débat a pourtant bien lieu. Les opposants à la loi sur l'électricité affirment que le projet fait passer la protection de la nature au second plan. Les partisans contestent cette affirmation, le projet interdisant entre autres la construction d'installations de production d'énergie renouvelable dans les réserves d'oiseaux d'eau et d’oiseaux migrateurs. Et la loi sur l'électricité ne change rien aux exigences environnementales pour de tels aménagements, assure la politicienne. En effet, il faut toujours un rapport d'impact sur l'environnement qui examine notamment le potentiel de conflit entre les oiseaux migrateurs et ceux qui nichent. Les résultats sont ensuite intégrés dans une procédure d'autorisation.

L'opposant à la loi sur l'électricité, Elias Vogt, rétorque au contraire que le projet enterre pratiquement la protection de la nature et des oiseaux, car les procédures d'autorisation ne s’établiraient que pour la forme.

La Station ornithologique ne se prononce pas sur la votation à venir. Elle est favorable au développement des énergies renouvelables, qu’elle considère toutefois d'un œil «critique» s’il se réalise unilatéralement au détriment des habitats naturels. Il est donc décisif de le planifier soigneusement en tenant compte de la protection des oiseaux, explique Stefan Werner. Mais aujourd'hui, on repousse souvent ces clarifications à plus tard, et il y a là un potentiel d'amélioration. «Nous devons aborder ensemble la protection du climat et de la biodiversité.»

Depuis sa découverte, l’expert retourne chaque année au Gothard pour cartographier les oiseaux nicheurs pour la Station ornithologique. Il n'a plus trouvé d'animaux morts sous les éoliennes car AET a entre-temps mis en place un monitoring des victimes d'impacts avec le Canton du Tessin. Et aussi parce que, contrairement à 2021, il n'y avait plus de neige. «Sinon, j'aurais sans doute regardé de plus près.»

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